VIII
The heart when half wounded is changing,
It here and there leaps like a frog.
À demi blessé, le cœur est changeant,
Il saute ça et là comme une grenouille.
John Gay, Molly Mog
Les jours qui suivent immédiatement la soirée chez Rosemary, Fred ne prend pas leur dispute très au sérieux. Son humeur est toujours volage, et il lui est déjà arrivé de se montrer passagèrement déraisonnable. Une fois, par exemple, elle a annulé un rendez-vous parce qu’elle détestait la coiffure qu’on lui avait faite ; on aurait dit, selon elle, le nid d’une souris en folie, et elle ne supportait pas qu’il la voie dans cet état. Mais à leur rencontre suivante, elle a compensé cette déception, et largement. Fred sourit à ce souvenir.
Au bout de quarante-huit heures. Rosemary ne répondant toujours pas sur sa ligne de téléphone privée et ne réagissant pas aux messages qu’il laisse à son service d’« abonnés absents », Fred commence à s’inquiéter. Puis il se rappelle qu’elle travaille : elle a un rôle d’artiste-invitée dans un feuilleton télévisé historique qui doit être tourné cette semaine. Il prend quelques renseignements par téléphone, en commençant par l’agent de Rosemary, qui semble ne pas avoir eu vent de leur dispute (c’est bon signe, pense Fred), et il apprend qu’ils filment une scène en extérieur le lendemain matin, assez près de chez lui pour qu’il puisse y aller à pied.
Plein d’espoir, il se lève à huit heures, avale un peu de café et un toast à moitié calciné qui grince sous la dent (il n’a jamais maîtrisé le gril ouvert des cuisinières britanniques), et se hâte vers Holland Park. Malgré l’heure matinale, la place où a lieu le tournage et les rues qui y conduisent sont encombrées de voitures, de camionnettes, de camions. Une partie de la voie est fermée à la circulation ; le policier qui est campé près de la barrière a l’air détendu d’un homme qui s’est vu confier une mission reposante ; des badauds ont commencé à s’attrouper.
Bien que le ciel soit chargé de nuages gris et grumeleux, une lumière dorée, chatoyante, baigne la façade d’une haute et élégante maison de brique ainsi que la cour et le trottoir devant la maison. Ce soleil artificiel émane de deux rangs de tubes fluorescents au bout de longues perches : il a vu les mêmes, en plus grand, lors de matchs de base-ball joués en nocturne. Le bâtiment resplendit sous l’effet de l’éclairage mais aussi d’une abondance de peinture fraîche : de la laque blanche sur les piliers, de la laque noire soigneusement appliquée sur les parties métalliques. Les grilles et les boiseries des deux maisons voisines ont reçu, elles aussi, une couche de peinture fraîche, mais seulement sur les côtés qui se trouvent dans le champ de la caméra : l’envers des piliers, par exemple, reste terne et craquelé. À l’autre bout de la place, deux hommes équipés d’une échelle retirent une enseigne en métal qui porte l’inscription COOMARAS-WAMY ALIMENTATION et la remplacent par une enseigne en bois qui annonce PHARMACIE en majuscules victoriennes ombrées.
Le physique agréable de Fred, son accent américain et son assurance mêlée de discrétion lui permettent de franchir la barrière sans avoir à argumenter trop longuement. Il se fraye un chemin sur le trottoir, au milieu d’une multitude de gens, d’une quantité de matériel, d’un enchevêtrement de serpents électriques – des jaunes, des noirs, et d’autres d’un vert vénéneux – et aborde une jeune femme à l’air inquiet, armée d’un bloc-notes.
« Oui, Rosemary Radley tourne aujourd’hui, lui dit-elle. Elle est là, dans la maison, mais vous ne pouvez pas lui parler tout de suite – elle attrape Fred par le bras pour l’en empêcher – le tournage va commencer dans deux minutes. »
Comme c’est souvent le cas dans ce métier, l’estimation de la jeune femme s’avère très optimiste. Plus d’un quart d’heure s’écoule, pendant lequel Fred, adossé à une camionnette intitulée Électricité Lee, observe la scène. Un homme en blouse bleue attache des fleurs en plastique blanc aux rosiers d’un modèle courant alignés le long de l’allée qui mène à la maison dorée ; deux autres manipulent les lumières. Un groupe d’acteurs en costume edwardien bavarde au bord du trottoir : une vieille femme en noir avec un panier, une femme plus jeune qui fait tournoyer une ombrelle blanche à volants, un homme habillé de tweed, coiffé d’un chapeau, une nounou poussant une voiture d’enfant vide en osier. Parmi les membres de l’équipe, beaucoup ont eux aussi l’air de traîner en attendant la suite, bien qu’ils soient pris de temps à autre d’accès d’activité et de cris. Un petit homme rond qui ressemble à un castor négligé, avec un chandail marron effiloché et des cheveux gris ébouriffés, de loin le personnage le plus minable et le moins attirant de toute l’assemblée, semble être toujours au cœur de ces crises. Fred suppose que c’est un technicien incompétent, un taré quelconque protégé par le syndicat, et lui impute le retard pris par le tournage, jusqu’au moment où il comprend que c’est le réalisateur. À la longue, le tumulte se concentre, s’apaise et s’interrompt. La porte de la maison dorée s’ouvre ; un homme d’un certain âge, au maintien digne, en habit de la période edwardienne, sort, suivi par une beauté vêtue de gris et de rose, ses cheveux de lin amoncelés sur le sommet de sa tête et dominés par un immense chapeau de gaze et de plumes roses, comme si, là-haut, un flamant s’était niché : Rosemary. L’homme lui parle ; elle répond longuement, en levant vers lui son doux sourire. Fred n’entend rien de ce qu’ils se disent à cause du bruit de la circulation au fond de la place et des directives hurlées par le réalisateur. Cela lui paraît aberrant ; puis il s’aperçoit qu’on ne voit aucun micro. On filme la scène, mais sans prise de son – sans doute cette opération sera-t-elle effectuée plus tard, en studio.
Rosemary et son compagnon descendent maintenant le perron de marbre, parlant et riant avec animation, ou paraissant le faire. On recule la caméra ; sur le trottoir, la nounou se met à pousser la voiture d’enfant, tandis que le jeune couple s’éloigne dans l’autre sens d’une démarche flâneuse. Le castor lève les deux mains et s’écrie : « Coupez ! Ne bougeons plus ! » Deux femmes et un homme en salopette se précipitent vers Rosemary et le vieil acteur et se pressent autour d’eux, remettant leurs vêtements en place, lissant leurs cheveux, poudrant leurs visages ; sa bien-aimée et son compagnon restent passifs, subissant ces attentions sans réagir davantage que des mannequins dans la vitrine d’un magasin. Le castor discute avec l’homme qui fait fonctionner la caméra, puis avec plusieurs autres personnes. Enfin, il donne un signal ; Rosemary, qui n’a même pas tourné les yeux vers Fred, rentre dans la maison.
Au cours des quarante minutes suivantes, cette série d’événements se répète à de nombreuses reprises, avec des variations portant sur de menus détails. Rosemary et le vieil acteur changent de côté quand ils descendent les marches ; ils marchent plus vite, puis plus lentement ; le chapeau rose-flamant est penché à un autre angle : une branche qui pend au-dessus de la grille est élaguée par un homme muni d’une échelle et d’une scie ; la nounou reçoit la consigne de s’éloigner plus rapidement ; les éclairages sont de nouveau déplacés. D’autres fois, Fred, qui ignore le langage de la production télévisuelle, n’arrive pas à comprendre quel changement a été effectué. Deux fois, les acteurs vont jusqu’à la porte de la cour et sont accostés par la femme en noir à l’aspect misérable, ce qui provoque chez Rosemary une expression de sollicitude, un sourire avenant et l’incite à faire appel à son compagnon de façon inaudible mais fervente.
Mué en spectateur, Fred est de nouveau saisi par la beauté et le charme de sa bien-aimée, qui semblent presque surnaturels sous ce soleil surnaturel, et aussi par son endurance joyeuse. Chaque fois qu’elle émerge de la maison, elle a le même sourire doux et lumineux, elle descend les marches avec la même grâce nonchalante, rit de la plaisanterie inaudible de l’acteur avec la même spontanéité parfaite. Il comprend pour la première fois que Rosemary est davantage qu’une superbe création de la nature, un lis des champs ; il constate qu’être actrice de télévision est un travail ennuyeux et dur qui requiert une véritable compétence, et il l’admire encore plus qu’auparavant.
En même temps, de nombreux détails du jeu de Rosemary le mettent mal à l’aise. Sa façon de pencher la tête et de poser trois doigts sur la manche de l’acteur dans un geste de supplication à la fois grave et enfantin, par exemple. Il croyait jusqu’à ce jour que ce geste était naturel, impulsif, intime, il n’y voyait pas un tic théâtral. Est-ce pour cela que Rosemary ne s’est jamais arrangée pour lui montrer une bande vidéo de Tallyho Castle, bien qu’ils aient souvent évoqué ce projet ?
On fait enfin une pause dans le tournage. La voiture d’enfant est abandonnée au milieu de la rue ; les électriciens et les machinistes (« électros » et « machinos », dirait Rosemary) s’appuient à leur matériel et ouvrent des boîtes de boissons fraîches ; on distribue du café dans des tasses en plastique. Enfin, elle émerge à nouveau de la maison, sans son chapeau. Fred se hâte vers elle, évitant le mieux possible le fouillis de câbles ; une fois, il manque de tomber.
« Freddy ! » Son visage s’illumine de plaisir, exactement comme il vient de le faire à maintes et maintes reprises pour la caméra. « Où étais-tu passé ? Pourquoi ne m’as-tu pas téléphoné ? Non – pas touche – je suis couverte de maquillage. » Elle le serre rapidement contre elle, détournant le visage ; vue de près, sa peau a une texture peu naturelle, empâtée, sans une seule irrégularité, comme la maison repeinte de frais.
« Je t’ai appelée, mais à chaque fois, je suis tombé sur le service des abonnés absents. Et tu ne m’as jamais rappelé.
— C’est absurde, chéri. Je n’ai jamais eu de message.
— J’ai appelé au moins quatre ou cinq fois, et j’ai toujours laissé mon nom, insiste Fred.
— C’est vrai ? Les idiotes ; je parie qu’elles sont jalouses. Elles voudraient bien saboter ma vie amoureuse. » Rosemary pouffe de rire.
« Je ne peux pas croire… Je veux dire, pourquoi diable feraient-elles une chose pareille ?
— Qui sait ? » Rosemary hausse les épaules. « Les gens sont si bizarres parfois. » Elle tend la main pour ébouriffer ses boucles brunes. « Pas comme toi. C’est ce que j’adore chez toi, Freddy chéri – tu es si raisonnable. Viens dans la loge. J’ai besoin de m’asseoir ; ce corset m’assassine. »
Elle le guide vers un car garé un peu plus loin dans la rue, toutes portes ouvertes. À l’intérieur, on a retiré la plupart des sièges ; l’espace est meublé de miroirs, de porte-manteaux, de chaises et de tables pliantes en métal.
« Oh, chéri. » Elle le serre de nouveau contre elle, plus étroitement, puis s’assied, jette un coup d’œil rapide et inquisiteur à une glace et fait pivoter son siège. « Je suis si heureuse de te voir ; j’ai des nouvelles merveilleuses. Pandore de Laboîte nous invite dans sa tour au Pays de Galles pour le dernier week-end de juin, c’est un endroit exquis, et maintenant. George possède les droits de pêche sur la rivière – tu aimes pêcher ?
— Oui, mais je ne serai pas là à la fin de juin, tu sais.
— Oh, Freddy, je t’en prie. Ne recommence pas. » Elle se tourne à nouveau vers le miroir et lisse des mèches égarées de cheveux soyeux qu’elle ramène vers la masse ondoyante d’or pâle qui la couronne.
« Je n’y peux rien, bon Dieu. Je dois rentrer et faire cours. En plus, je suis fauché. Je n’ai pas les moyens de rester ici plus longtemps, même si j’en avais la possibilité.
— Oh, Freddy », répète Rosemary, mais sur un tout autre mode, avec une intonation douce et étonnée, en se penchant vers lui par-dessus le dossier de la chaise pliante et en tendant des bras ronds et blancs délicatement voilés de dentelle grise. « Tu ne dois pas t’inquiéter de ça, mon minet. Si c’est ça le problème, je peux facilement te dépanner. Je suis au large en ce moment, j’ai touché des droits de rediffusion, et cette chose qu’on filme ici – c’est barbant, mais en fait, ça paie plutôt bien.
— Je ne peux pas vivre à tes crochets, dit Freddy, la voix un peu pâteuse.
— Je ne te propose pas de t’entretenir, idiot, je n’en suis pas là, j’espère. » Rosemary a un rire léger, mais un accent d’impatience se fait jour dans sa voix. « Je te propose un prêt.
— Je ne peux pas accepter de l’argent de toi. Ça gâcherait tout.
— Oh, pour l’amour du ciel, ne sois pas nigaud. Ce ne serait pas une grosse somme. Et tu pourrais économiser en quittant cet horrible appartement trop cher et en passant un moment chez moi, si tu voulais. Et une fois qu’on sera en Irlande, tout sera quasiment gratis. En plus, je pourrais demander à Al s’il ne peut pas te trouver une figuration dans le film. Ça serait plutôt rigolo, non ?
— Eh bien…, dit Fred, qui remarque que Rosemary semble avoir adopté, en même temps que son costume victorien, un vocabulaire d’époque.
— Tu n’aurais rien à dire, le rassure-t-elle. De toute façon, tu ne pourrais pas, à cause de ton accent yankee. »
Fred sourit. Bien qu’elle ne soit matériellement pas réalisable, l’idée de figurer dans un téléfilm britannique aux côtés de Rosemary est plaisante.
« Mais tu pourrais être un aide-jardinier silencieux et maussade, ou un Bohémien en maraude, ou quelque chose comme ça. Et tu toucherais un peu d’argent, évidemment. J’insisterais là-dessus.
— Non », dit Fred avec vigueur. Il se renfrogne, jouant inconsciemment le rôle insultant que lui attribue l’imagination de sa bien-aimée. « Ça serait aussi choquant que d’accepter de l’argent de toi. Pire. »
Les sourcils blonds de Rosemary, soulignés d’un fin trait de crayon, se rapprochent dans un froncement minuscule et pourtant menaçant. Elle se lève gracieusement, lissant les falbalas de dentelle de sa jupe. « Tu te comportes vraiment d’une façon stupide, dit-elle en baissant les yeux vers Fred. Tu crois que tu joues dans un drame historique ; c’est toi qui devrais porter un costume d’époque. Tu veux nous rendre tous les deux horriblement malheureux, à cause de je ne sais quels principes moraux victoriens qui font qu’un homme ne peut pas emprunter de l’argent à une femme.
— Pas à la femme qu’il aime, non, dit Fred, obstiné.
— Je ne comprends rien à ce qui se passe. » Sa voix mélodieuse tremble, de même que son petit menton rond au-dessus du col haut orné de ruches. « Qu’est-ce que tu attends de moi ? Oh, zut. » Arrachant d’une boîte en carton un mouchoir en papier, elle tamponne des yeux brillants d’humidité. « Tu démolis mon maquillage. »
Fred se lève pour la serrer dans ses bras. Évitant le visage plâtré d’un enduit crémeux et les yeux cernés de suie, il embrasse la douce mousse de cheveux derrière l’oreille, le cou tendre voilé de dentelle, la main blanche et baguée qui tient le mouchoir humide. « Rien. Tout. Je veux simplement que nous continuions à nous aimer tous les deux. C’est tout.
— Pendant quatre semaines. »
— Oui », répond-il, distrait par les contrastes de rigidité et de douceur que lui offre le corps de Rosemary : la soie moirée lourde et glissante et la fragilité de la dentelle et du tulle ; en-dessous, l’épaisseur du corset, et encore en-dessous, la chair douce qui cède sous la main ; il la presse plus fort contre lui.
« Petite merde », dit Rosemary sur un ton grossier qu’il ne lui connaît pas, utilisant un mot qu’il n’avait jamais entendu ni pensé entendre dans sa bouche. « Enlève tes sales mains de là. » Secoué, il recule.
« J’aurais dû écouter Mrs. Harris, continue-t-elle d’une voix qui est la sienne, mais vibrante de fureur. Elle m’avait avertie que je ne devais pas vous faire confiance. » Elle lui fait face maintenant, ses grands yeux frangés réduits à deux fentes. « C’est un sauteur yankee, elle me l’a dit il y a longtemps. C’est un fourbe méprisable qui entortille les femmes.
— Rosemary, ma chérie…
— Excusez-moi, s’il vous plaît. Je dois faire arranger mon maquillage. »
Avec un froufrou de sa traîne de satin, Rosemary passe la porte et s’engage dans la rue à petits pas rapides.
L’espace d’un instant, Fred reste paralysé ; puis il lui court après.
« Rosemary, je t’en prie… »
Rosemary s’arrête. Elle se tourne vers lui, lui jette un regard froid, puis appelle un des policiers de service. « Monsieur l’agent !
— Mademoiselle ? » Il s’approche en souriant.
« Pourriez-vous éloigner cet homme, s’il vous plaît ? » Elle indique Fred d’un mouvement de menton. « Il m’importune.
— Très bien, Mademoiselle.
— Merci ». Elle lui adresse un sourire que l’humidité de ses grands yeux gris-bleu noircis de maquillage rend encore plus éblouissant, et s’en va de sa démarche légère.
« Inutile de me pousser, je pars », dit Fred en écartant la main du policier posée sur son bras. Il se fraye un chemin entre les serpents électriques, contourne la barrière, et dépasse une foule serrée de spectateurs. Puis il se retourne et regarde par-dessus leurs têtes la maison inondée d’une lumière violente et peu naturelle. Dans la cour, un homme muni d’un seau et d’un pinceau peint méthodiquement les roses en plastique d’un carmin resplendissant.
Même après cette scène, Fred ne se sent pas complètement découragé. Au cours de sa vie, il ne lui est jamais arrivé d’être rejeté par une femme à qui il tenait réellement, et il est presque aussi certain des sentiments de Rosemary à son égard qu’il l’est des siens propres. Ne pleurait-elle pas à l’idée de se séparer de lui ?
Ce n’est pas qu’il prenne ses larmes très au sérieux. Il a déjà vu sa bien-aimée pleurer : en voyant un film triste, ou sur la mort d’un acteur qu’elle connaissait à peine ; et une demi-heure après, il l’a vue pliée en deux de rire en écoutant un ami raconter un quelconque ragot sur le même acteur. Il commence à comprendre que le tempérament théâtral se délecte des scènes et des imbroglios sentimentaux, tout autant qu’il se plaît, ensuite, à dénouer les malentendus. Sans être vraiment orageux, le climat de leur liaison a toujours été spectaculairement changeant, aussi variable qu’un printemps anglais, où le soleil succède aux averses au gré des brises rapides et comme sans y prendre garde.
Mais à mesure que les jours passent, voyant qu’il n’arrive toujours pas à joindre Rosemary, Fred devient de plus en plus tendu et désespéré. Son humeur change d’heure en heure. Il est furieux contre Rosemary et souhaite ne jamais la revoir ; il veut la voir, mais uniquement pour lui dire ce qu’il pense d’elle, pour qu’elle mesure l’intensité de sa colère ; il veut forcer sa porte et lui imposer son amour ; il veut la supplier : est-ce que ça ne fait pas assez longtemps qu’elle l’exclut de sa vie ? Il leur reste si peu de semaines ; c’est de sa part un gaspillage pervers que de les laisser perdre ainsi.
Il se demande aussi sérieusement pour la première fois s’il devrait faire ce que Rosemary exige. Devrait-il envoyer un télégramme ou un coup de téléphone au bureau des cours d’été à Corinth et leur dire qu’il ne pourra pas faire cours cette année – dire qu’il est malade, peut-être ? Deux mois en Angleterre avec Rosemary, est-ce que cela ne vaut pas la peine – quitte à mettre ses supérieurs en rage et sa promotion en péril ? Mais s’il n’enseigne pas cet été, de quoi diable va-t-il vivre ? Il est presque complètement fauché, et s’il reste, il va vivre aux dépens de Rosemary, on ne peut pas le nier : il sera chez elle, il la laissera lui payer ses repas, et quand ils iront au Pays de Galles ou en Irlande, ses billets de train et d’avion. Il sera ce qu’on appelle un homme entretenu : gavé, soigné et enfermé, comme un animal de compagnie, un chat de race que l’on nourrit et que l’on garde à la maison. D’ailleurs, Rosemary, à leur dernière rencontre, ne l’a-t-elle pas appelé « mon minet » ? Non, non, jamais. Si seulement il retrouvait la clé de chez elle que Rosemary lui avait donnée, il irait là-bas attendre son retour. Mais il a perdu cette foutue clé ; il a dû la laisser là-bas le jour de la réception. Puisqu’il ne l’a pas, il fait ce qu’il peut : il téléphone et retéléphone sans arrêt ; il va à Chelsea, mais il n’y a jamais personne sauf Mrs. Harris, qui refuse de le laisser entrer ou de prendre un message, et se contente de hurler à travers la porte verrouillée une imprécation quelconque, dans le genre « foutez le camp ! » Rosemary est-elle partie loger ailleurs ? A-t-elle quitté la ville ? Il essaie son agent, mais il se heurte maintenant à un barrage froid et poli. L’agent se déclare navré, mais il n’a pas la moindre idée où Rosemary peut bien être : deux mensonges flagrants.
Les amis de Rosemary sont plus aimables, mais tout aussi peu utiles. Et leur amabilité, Fred s’en rend compte maintenant, a toujours eu un caractère plus générique que spécifique. Naguère, comme il était le compagnon de Rosemary, ils lui posaient des questions sur son travail et sollicitaient ses opinions sur divers sujets d’ordre culturel, politique et ménager. Aujourd’hui, ils le lâchent – mais chez eux tous, le geste est tout à fait délicat et désinvolte, la pichenette qui suffit pour faire tomber une miette par terre. Ils sont tous charmants ; quand il téléphone, leur attitude à son égard est toujours gracieuse, mais ils restent dans le vague et sont « terriblement occupés ». Certains semblent avoir du mal à se souvenir de lui (« Ah oui, Fred Turner. Quel plaisir d’avoir de vos nouvelles »). Bien que plusieurs semaines le séparent encore de son retour aux États-Unis, ils lui souhaitent bon voyage, comme s’il était sur le point de prendre l’avion. Quant aux questions qu’il pose sur Rosemary, soit ils font comme s’ils ne les entendaient pas, soit ils y répondent sur un mode délibérément flou qu’il commence à connaître et qui est caractéristique des classes supérieures britanniques face à un importun insignifiant (« Mon Dieu, je n’ai pas la moindre idée – ne devait-elle pas aller en Auvergne, ou un endroit comme ça ? »). Les amis intimes de Rosemary, qui se seraient peut-être montrés plus serviables, et avec qui il aurait pu être plus direct, sont inaccessibles. Posy vit à la campagne, et il n’a pas son numéro, qui ne figure pas dans l’annuaire ; Erin, Nadia, et Edwin sont à l’étranger.
Sa collègue et compatriote Vinnie Miner s’est avérée également inutile. Quand il l’a vue au British Museum, la semaine passée, elle a promis d’intervenir en sa faveur auprès de Rosemary, promis d’expliquer que Fred ne quittait pas Londres de son plein gré, qu’il l’aimait… Rien n’est jamais sorti de cette mission, si du moins elle l’a accomplie, ce dont il doute. Et même si elle l’a fait, pense Fred, elle ne s’en est sans doute pas très bien tirée. S’il est arrivé à Vinnie, dans le passé, de vivre un grand amour, sans parler d’une passion sexuelle, elle l’a certainement oublié.
Tandis que Fred, lui… merde, autant regarder les choses en face : il est obsédé, physiquement et sentimentalement. La nuit, le jour, il ne peut penser qu’à Rosemary. Il essaie de travailler chez lui, il va au British Museum, mais il ne peut pas se concentrer, il ne peut pas lire, il ne peut pas prendre de notes, il ne peut pas écrire. Et pourtant, pour la première fois depuis des mois, il a tout le temps du monde : de longs jours, de longues nuits vides.
De nouveau, comme il le faisait l’hiver dernier, il s’est mis à se promener à l’aventure dans Londres. Mais maintenant, il sait que la ville existe, qu’une vie riche, complexe, intense se déroule derrière ses murs, derrière ses fenêtres protégées par des volets et des rideaux. Il passe à tout moment devant des maisons, des restaurants, des bureaux, des magasins, des immeubles qu’il a vus en compagnie de Rosemary ; les rues elles-mêmes scintillent des fantômes presque visibles de son histoire d’amour. Dans cet état de surexcitation, il croit souvent voir de loin Rosemary elle-même ; elle entre dans le grand magasin Selfridge’s, elle est mêlée à la foule de l’entracte, dans un théâtre ; il repère le halo d’or pâle de ses cheveux et sa démarche légère et bondissante trois rues plus loin dans Holland Park Road, il la voit descendre d’un taxi à Mayfair. Son cœur bat la chamade ; il court, esquivant les voitures, écartant les piétons, vers une femme qui se révèle toujours inconnue.
Aujourd’hui, Fred est dans une partie de Londres où il n’a guère d’espoir de tomber sur Rosemary. Il longe le Canal du Régent en amont de l’écluse de Camden par une lumineuse journée de juin, en compagnie de Joe et de Debby Vogeler. Ils avancent lentement, car Joe pousse le bébé, et le vieux chemin de halage est encombré de promeneurs du dimanche. Le temps que Fred regagne son appartement et sa machine à écrire, il ne restera pas grand-chose de sa journée de travail. D’un autre côté, s’il était resté chez lui il n’aurait sans doute pas foutu grand-chose. Son esprit ne peut pas se fixer sur le XVIIIe siècle ; il est beaucoup trop fixé sur la fin du XXe siècle, et en particulier sur le moment à venir, dans moins de vingt-quatre heures, où il se trouvera en face de Rosemary pour la première fois depuis quinze jours, et où elle sera contrainte de l’écouter.
Joe et Debby sont préoccupés, eux aussi, mais ils n’hésitent pas à le faire savoir. Ce qui les obsède, c’est le développement intellectuel de leur bébé, ou plutôt son absence de développement. Jakie a déjà seize mois, pour l’amour de Dieu, et il ne parle toujours pas ; il n’a pas encore dit le moindre mot, alors que beaucoup de gosses de son âge, ou même plus jeunes (exemples à l’appui) sont déjà tout à fait bavards. Leur inquiétude, se dit Fred, est évidemment liée à ce que certains critiques définiraient comme une survalorisation du langage ; peu leur importe que Jakie soit, comme il le souligne maintenant, un enfant en bonne santé, fort et actif.
« Si seulement il commençait à parler, il ressemblerait tellement plus à une vraie personne, explique Debby. Bien sûr, je sais qu’il est en bonne santé, et ça lui arrive d’être vraiment mignon, mais ça n’est pas tout à fait un être humain, tu vois ce que je veux dire ?
— C’est tellement frustrant de ne pas pouvoir communiquer avec lui, dit Joe. De ne rien savoir de ce qu’il pense, de ce qu’il éprouve. Notre enfant à nous. On se demande forcément, quand il va se mettre à parler, qu’est-ce qu’il va nous dire ?
— Tu risques d’être déçu, souligne Fred. Mon père m’a raconté que quand j’étais tout petit il me regardait souvent avec des pensées à la Wordsworth sur l’enfance, en se demandant quel message venu des royaumes de gloire j’allais lui transmettre. Et puis j’ai appris à parler, j’ai dit ma première phrase, et c’était : « Freddy veut gâteau ».
— Quel âge avais-tu quand tu as dit ça ? demande Debby à qui le sens de l’anecdote échappe.
— Je n’en ai pas la moindre idée. Fred soupire.
— La plupart des enfants ne commencent pas à former des phrases avant deux ans, dit Joe. Mais en général, ils prononcent des mots isolés beaucoup plus tôt. D’ordinaire. Jakie babille énormément, mais il n’en sort rien. Écoute, qu’en penses-tu ?
— Je lui trouve l’air très bien », affirme Fred qui n’a aucune expérience des enfants. Peut-être que Jakie n’est pas normal ; comment diable saurait-il ? Il a du mal à réfléchir à ce problème, ou à tout autre problème ; il voit à peine le paysage pittoresque qu’il traverse : d’un côté un talus d’herbe haute et de fleurs sauvages, de l’autre, des péniches aux vives couleurs et les grands marronniers qui poussent dans les jardins de l’autre rive, et qui ont commencé à éparpiller leurs grappes de fleurs sur le canal, le couvrant d’un tapis flottant d’étoiles ivoire et roses. Londres n’est plus visible pour lui que dans de douloureux éclairs de mémoire ; la plupart du temps, il se déplace dans une ville où les bruits et les formes sont étouffés, assombris.
Les Vogeler sont à peu près les seules personnes que Fred voit depuis la soirée chez Rosemary, et il les voit plus souvent qu’il ne le voudrait, en partie parce qu’il n’a pas l’énergie d’inventer des excuses. L’opinion de Joe et de Debby sur Londres s’est améliorée depuis qu’il fait beau, mais pas beaucoup. Bon, la ville a meilleur aspect, reconnaît Joe, mais au nom du ciel, il devrait quand même faire plus chaud au mois de juin. Chez eux, il y a déjà des mois qu’ils nageraient, dit Debby. Et quant au bronzage, inutile d’y penser.
Le point de vue des Vogeler est partagé par plusieurs personnes dont ils se sont fait des amis : deux historiens canadiens, rencontrés à la cafétéria du British Museum, et un autre couple qui a des liens familiaux avec le premier, et qui vient d’Australie. Ils sont tous les quatre d’accord avec Joe et Debby sur la nourriture britannique, qui ne fait pas l’affaire, la bière britannique, qui est tiède, les autochtones, qui sont glaciaux, et les monuments nationaux et attractions touristiques, qui sont ridiculement petits.
Ils ont même une explication. Andy (l’Australien) l’a exposée à Fred la semaine dernière, dans un pub de Hampstead. Selon lui, le problème de l’Angleterre actuelle, c’est que pendant trois cents ans ses citoyens les plus hardis, les plus énergiques, les plus indépendants et les plus vigoureux ont tourné le dos à leur foutu pays natal et sont partis pour les colonies – y compris les États-Unis, bien sûr. Ceux qui sont restés, par un processus de sélection naturelle, sont devenus progressivement plus timides, plus inertes, plus soumis et plus maladifs. Bon Dieu, regardez autour de vous, lui a dit Andy. Les Britanniques sont maintenant de pauvres bâtards blêmes et tristes, le rebut d’une lignée qui a eu sa noblesse.
Ouais, a reconnu Andy, l’Australie a été colonisée par des bagnards – mais minute, mon pote, demande-toi comment ils se sont retrouvés bagnards. En fait, c’étaient des gars de la classe ouvrière qui refusaient la merde de la société de classes, qui n’allaient pas se crever le cul à bosser comme des esclaves pour trois sous et bouffer à la soupe populaire une fois qu’ils seraient trop vieux pour travailler. Ils avaient de l’imagination et du cran ; ils prenaient des risques, ils tâchaient de s’emparer de leur juste part des richesses. Moll Flanders, pas Oliver Twist.
En gros, l’attitude de tous ces coloniaux – auxquels se sont joints maintenant les Vogeler – vis-à-vis de la Grande-Bretagne est celle de gens qui ont réussi vis-à-vis de parents qu’ils ont surpassés. Ils admirent l’histoire et les traditions de l’Angleterre ; ils sont sentimentalement attachés à son paysage et à son architecture ; mais pour rien au monde ils n’accepteraient de revenir vivre ici.
Joe et Debby ont eu beau rencontrer à la réception de Rosemary ce que Fred considère comme le vrai Londres, le Londres profond, cela n’a pas modifié leur point de vue. La plupart des gens qu’ils ont vus là-bas leur ont paru « des frimeurs bidon », et ils souffrent encore de la réaction de certains invités à la présence et à la conduite de leur bébé. Debby, en particulier, semble, aux yeux de Fred, choyer sa rancune comme un vilain enfant capricieux – Jakie lui-même, peut-être, dans ses mauvais après-midi. Maintenant que Fred leur a avoué sa dispute avec Rosemary et leur a raconté sa dernière rencontre avec elle, cela ne fait que confirmer leurs préjugés.
« Les Anglais sont comme ça, surtout ceux de la classe moyenne », annonce Joe à Fred au moment où ils rebroussent chemin, reprenant le chemin de halage dans la direction de l’écluse de Camden. « On ne sait jamais où on en est avec eux.
— Perfide Albion, suggère Fred, qui, tout en étant en partie d’accord avec Joe, le plaint d’être aussi ignorant.
— Ouais, c’est ça. » Joe ne réagit pas à l’ironie de la formule. « Je reconnais qu’ils peuvent être charmants quand ils veulent. Je comprends très bien ce que tu pouvais éprouver pour Rosemary Radley ; à première vue, elle m’a vraiment épaté. Mais il y a des années-lumière d’écart entre sa mentalité et la tienne.
— Mouais. » Fred fait un bruit gêné. Ce n’est pas la première fois qu’il se demande pourquoi les couples mariés se sentent parfaitement libres d’analyser la vie amoureuse de leurs amis non mariés, alors que s’il se hasardait à faire une réflexion sur les relations entre Joe et Debby, ils seraient légitimement outragés.
« Je suis absolument d’accord », dit sa femme. « Alors, qu’est-ce qui se passe ? » Elle s’accroupit pour se mettre au niveau de Jakie, qui se tortille et s’énerve dans la poussette ; c’est un de ses mauvais après-midi.
« On dirait qu’il ne veut pas rester là, suggère Fred.
— Il ne veut jamais y rester. Bon, d’accord, idiot. » Debby détache le bébé et le pose sur des pieds incertains : il n’y a que quelques mois qu’il marche. « Oui, oui, attends un peu. Jésus ! » Elle rajuste la salopette et la casquette en toile rayée qui donnent à Jakie l’allure d’un conducteur de locomotive en miniature et elle s’empare fermement de sa petite main potelée.
« Il faut que tu cesses de donner la priorité à cette histoire. »
Fred manifeste par son silence son refus d’obéir à cette injonction.
« C’est vrai, dit Debby. Écoute, après tout, ton histoire n’a jamais eu aucun avenir. D’abord, Rosemary Radley est bien trop vieille pour toi.
— Je ne vois pas, dit Fred, la voix coupante. Tu es plus vieille que Joe, non ?
— J’ai quinze mois de plus que lui ; ça ne fait pas vraiment de différence, répond Debby sans aménité.
— Très bien. Rosemary a trente-sept ans. Quelle foutue différence est-ce que ça fait, si nous nous aimons ? » dit Fred, qui regrette de s’être confié aux Vogeler, et peut-être même de les avoir connus.
« Rosemary n’a pas trente-sept ans, dit Debby. Absolument pas. Elle a dans les quarante-quatre ans, peut-être quarante-cinq.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Ce n’est pas vrai. » Il rit, furieux.
« Je l’ai lu dans le Sunday Times.
— Et alors ? Ce n’est pas pour ça que c’est vrai », dit Fred, qui se rappelle que plus d’une fois, sa bien-aimée s’est plainte des mensonges écœurants répandus par la presse sur son compte ou sur d’autres acteurs.
« J’emmerde les journaux.
— Très bien, refuse de le croire. » Dans la voix de Debby, l’agacement se mêle à la condescendance. « Non, non Jakie ! Tu ne peux pas jouer avec ça ! » Elle se baisse et extrait des doigts de son enfant un ballon en caoutchouc à moitié écrasé orné d’un motif « Union Jack » craquelé et terni. « Vilain, caca. Joe, tu veux le tenir un instant ? » Debby glisse la main du bébé qui se débat dans celle de son père et jette le ballon en haut du talus herbeux. Jakie la suit des yeux et pousse un hurlement surpris.
« Regarde, Jakie, regarde ! crie son père, espérant détourner son attention. Regarde, euh, le bateau. » Il indique un canot peint amarré sur l’autre rive. « Oh, merde. »
Le vieux ballon en caoutchouc rebondit sur l’herbe devant eux, traversant l’allée, et tombe dans l’eau verte du canal où il rejoint une flottille de détritus comportant une bouteille d’eau de Javel en plastique, une demi-orange, et des fragments de bois et de paille gonflés d’eau. « Non, Jakie ! » Il retient l’enfant qui hurle et s’efforce de se dégager. « Sales microbes. C’est fini maintenant. »
« Tu ne veux pas ce vilain ballon tout sale », insiste Debby – mensonge flagrant, pense Fred. « Arrête tout de suite ! » Le bébé, dans un paroxysme de désir frustré, gigote et braille à pleins poumons ; son visage déformé ressemble à une gargouille écarlate.
« Fait chier », soupire Joe. « Allez, Jakie. Monte là-dessus. » Il hisse sur ses épaules le gnome hurlant et convulsé. « Et une, et deux. » Joe fait rebondir son fils en cadence, procédé, qui, suppose Fred, est censé l’apaiser, tout en marchant à grandes enjambées le long du chemin, suivi par Debby avec la poussette. « Et une, et deux. Gentil bébé. »
« Écoute, je suis désolée si ce que je t’ai dit t’a blessé, déclare Debby tandis qu’ils dépassent le ballon flottant et que les hurlements de Jakie s’amenuisent pour se réduire enfin à un ronchonnement chagrin.
— Ce n’est pas grave, dit Fred, rendu magnanime par sa compassion pour les Vogeler, parents d’un petit troll arriéré.
— Simplement, ça m’ennuie de te voir si déprimé à cause d’une histoire pareille.
— Simplement, ça ira, dit Fred. Ça s’arrangera, ajoute-t-il, songeant qu’avec un peu de chance, sa bien-aimée et lui seront réunis à la même heure le lendemain.
— Bien sûr, affirme Joe. De toute façon, ce n’est pas d’une Rosemary Radley que tu as vraiment besoin.
— Dès que tu seras rentré en Amérique, je suis sûre que tu auras une vision tout à fait différente de ce que tu viens de vivre, dit sa femme.
— Mouais, » marmonne Fred ; il vient de se rendre compte qu’aux yeux des Vogeler, sa passion pour Rosemary est plus ou moins exactement équivalente à la passion de Jakie pour un vieux ballon en caoutchouc.
« Oui, reprend Debby. Il te faut une femme qui fasse le poids, intellectuellement parlant. C’est ce que j’ai toujours pensé, continue-t-elle, prenant le silence de Fred pour de la réceptivité. Quelqu’un avec qui tu puisses réellement communiquer à ton propre niveau. Qui partagerait tes idées.
— C’est vrai, intervient Joe. Par exemple, quelqu’un dans le genre de Carissa.
— Carissa ne se serait jamais conduite d’une façon aussi versatile et irrationnelle. Avec Carissa, on sait toujours exactement où on en est. Elle est à la hauteur ; je me rappelle une fois où…
— Écoute, Debby, interrompt Fred en s’immobilisant et en se tournant pour lui faire face. Fais-moi plaisir ; arrête de me parler de Carissa. Carissa n’a rien à voir là-dedans.
— Mais si, justement, dit Joe. Bon, d’accord, concède-t-il en voyant l’expression de Fred. Si tu le prends comme ça.
— Oui, je le prends comme ça, nom de Dieu », dit Fred. Il se rend compte que les Vogeler et lui sont au bord d’une véritable dispute, peut-être même d’une rupture dans une amitié qui dure depuis sept ans. Mais dans l’humeur où il est, il s’en fout complètement.
Maintenant, ils sont tous immobiles sur le chemin de halage, et se font face. Mais l’eau verdâtre et visqueuse coule toujours, charriant son fardeau de débris. Jakie, regardant par-dessus l’épaule de son père, voit arriver son butin perdu et se met à balbutier fiévreusement :
« Oooh ! Ohh-ah-mm ! Ba-bouh-ballon ! »
« Ballon ! s’exclame Joe. Il a dit « ballon », Debby !
— Je l’ai entendu ! » La mine crispée et revêche de Debby est illuminée par un sourire ravi. « Jakie chéri, redis-le. Dis « ballon ».
— Bouh-ouh-wah ! Baah-waou. Ballon ! » Le bébé se tend de toutes ses forces vers l’objet de son désir qu’il voit flotter au milieu d’une masse d’ordures imbibées d’eau.
« Il a dit « ballon » », déclare sa mère, triomphante.
« Son premier mot. » La voix de son père tremble.
« Ballon, souffle Debby. Tu as entendu, Fred ? Il a dit « ballon ». » Mais ni elle ni Joe n’attendent vraiment de réponse ; oubliant Fred, ils contemplent leur fils avec soulagement et respect, puis le serrent dans une double étreinte et le couvrent de baisers joyeux.
La confrontation de Fred et de Rosemary prévue pour le lendemain a été organisée à l’insu de Rosemary et sans son consentement. Il a su grâce aux programmes publiés par les journaux du dimanche qu’elle participait à une émission de radio où il serait question des mémoires récemment publiés de son amie Daphné Vane, et il a décidé de se rendre sur les lieux. Après une matinée passée à essayer (sans succès) de travailler à son livre, il vérifie une dernière fois l’heure et l’adresse et se met en route. Le studio, quand il le trouve enfin, a un aspect décourageant – ce n’est pas le genre d’endroit qu’on irait choisir pour un rendez-vous amoureux. Fred aurait préféré l’immeuble de la BBC sur Portland Place, où il est allé une fois avec Rosemary : un temple comique dans le style Arts-Déco, avec un lever de soleil doré au-dessus de la porte et une rangée d’ascenseurs non moins dorés. Derrière eux s’étendait un dédale de couloirs arpentés par des personnages à l’air excentrique et pressé qui ressemblaient au Lapin Blanc d’Alice. Les studios étaient des terriers douillets meublés de fauteuils en cuir moelleux et fatigués, de microphones et de consoles historiques ; les échos de la Bataille d’Angleterre semblaient encore vibrer dans l’atmosphère.
Cette fois-ci, il s’agit d’une radio commerciale, dont le siège est froid, anonyme, ultra-contemporain ; le hall vitré est décoré dans le style minimal de Madison Avenue. Une dizaine d’adolescents sont affalés sur des divans en plastique, mâchant du chewing-gum et remuant les genoux sur le rythme martelé d’un air de rock.
« Je voudrais voir Rosemary Radley », crie Fred par-dessus le vacarme pour se faire entendre d’une jeune hôtesse sexy aux lèvres violacées et aux paupières couvertes d’un vert épais et nacré. « Elle passe à l’émission Arts vivants à quatre heures.
— Votre nom, s’il vous plaît ? »
Fred le donne, pour se dire une seconde après qu’il aurait peut-être dû se faire passer pour quelqu’un d’autre.
« Un instant, jeune homme ; je vais voir ce que je peux faire. » Elle lui lance un regard ouvertement admiratif et sourit de sa bouche brillante comme une prune mûre, puis décroche un téléphone rouge. « Ils la cherchent. » Elle sourit de nouveau à Fred. « Vous venez d’Amérique ?
— C’est exact.
— C’est bien ce que je pensais. Je rêve d’aller aux États-Unis. » Elle écoute de nouveau au téléphone ; son sourire se crispe, passant de la prune au pruneau ; enfin, elle secoue la tête.
— Dites-lui que c’est important. Très important. »
L’hôtesse pose sur lui un regard différent, toujours admiratif mais moins respectueux ; Fred se rend compte qu’il a changé de catégorie, passant du rang de personnalité à celui de groupie. Elle parle de nouveau dans le combiné rouge vif.
« Désolée. Rien à faire, dit-elle enfin. Je vous laisserais bien rentrer, mais je me ferais passer un sacré savon.
— J’attendrai que l’émission soit terminée. » Fred se dirige vers un cube couvert de faux cuir noir et brillant. Il s’assied au bord de ce siège et se dispose à attendre ; pendant ce temps, il voit d’autres visiteurs se présenter au bureau. L’hôtesse les annonce au téléphone, et une fois le feu vert donné, appuie sur un bouton qui leur permet de franchir, derrière elle, une porte capitonnée de faux cuir clouté. Le rock continue, puis s’amplifie violemment, atteignant un paroxysme qui incite certains des adolescents affalés à se lever et à danser de façon hystérique et saccadée.
La musique s’interrompt brutalement, suivie par une série de publicités assourdissantes. Les adolescents se ruent vers le fond du hall ; certains tiennent des objets qui doivent être des carnets d’autographes.
« Ne manquez pas cette occasion extraordinaire ! Appelez TOUT DE SUITE !… Restez à l’écoute, voici Arts vivants. » Une musique sentimentale emplit la pièce.
« Bienvenue parmi nous pour Arts vivants. » C’est une autre voix, flûtée et secrète. « Je me présente : Dennis Wither, animateur de cette émission. Cet après-midi nous vous avons réservé une véritable gâterie : nous recevons dame Daphné Vane, dont l’autobiographie Autant en emporte la Vane : une vie au théâtre vient d’être publiée chez Heinemann. Dame Daphné est avec nous dans ce studio, en compagnie de lady Rosemary Radley, star du feuilleton télévisé plusieurs fois primé Tallyho Castle… »
Les jeunes punks ont l’air écœurés par cette information ; certains gémissent, l’un d’eux feint la nausée. Fred lui jette un regard hostile. Il sait que malgré son succès, la série télévisée de Rosemary a ses détracteurs. Certains intellectuels de gauche, par exemple, trouvent sentimentale et snob l’image qu’elle donne de la vie au village. Mais ces gamins oisifs et tapageurs qui font mine de vomir au seul nom de Rosemary… Il les tuerait volontiers.
« Nous serons de retour dans un instant. » Pendant qu’une rengaine idiote vantant les mérites d’un shampooing (« Douceur de rêve – Rêve de douceur ! ») retentit dans tout le hall, un individu efflanqué vêtu d’une combinaison en cuir blanc clouté passe la porte située derrière le bureau de l’hôtesse, suivi par deux hommes plus gros portant des complets quelconques. Les adolescents convergent vers lui en poussant des cris suraigus.
Le personnage, qui est évidemment une célébrité, traverse le hall, un sourire tendu aux lèvres. Il s’arrête pour signer quelques autographes, puis fonce, protégé par les deux gros, vers la porte donnant sur la rue et la limousine qui l’attend. Je pourrais aussi bien être déjà revenu à New York, pense Fred en observant la scène avec dégoût. Brusquement, le rire mélodieux de Rosemary, que l’amplification électronique multiplie par trois, envahit la pièce. Le cœur de Fred fait des sauts de carpe.
« Merci, cher Dennis, je suis vraiment ravie d’être ici. » Sa voix douce, claire, parfaitement modulée, à l’accent aristocratique, se répercute d’un mur à l’autre comme si une Rosemary Radley invisible de cinq mètres de haut flottait dans l’air au-dessus de sa tête.
À mesure que Fred écoute, il est de plus en plus en colère. Les éloges décernés par Rosemary à l’autobiographie de Daphné sont enthousiastes, mais il les sait mensongers : elle lui a parlé du livre, qu’elle qualifie de « livre d’images imbécile », et s’est moquée de Daphné, trop avare pour embaucher un « nègre » vraiment efficace. Elle proclame maintenant à tous les habitants du Grand Londres réglés sur cette fréquence – ou peut-être même à tout le pays – qu’elle a été « absolument emballée par le charme et l’esprit merveilleux » de Daphné. Comment peut-elle proférer de tels mensonges ? Comment peut-elle bavarder ainsi, rire ainsi, échanger des souvenirs théâtraux sans intérêt avec Daphné et cette assemblée de bouffons ? Visiblement, elle n’éprouve pas le même genre de souffrance que lui. À vrai dire, elle s’en fout complètement ; elle a oublié son existence. Eh bien, dès la fin de l’émission il va la lui rappeler.
On entend les premières notes de l’indicatif de fin ; Fred se rapproche de la porte capitonnée. Cinq minutes s’écoulent, mais Rosemary n’apparaît pas, pas plus que les autres personnes participant à l’émission.
« Hé ! » L’hôtesse le hèle dans un nouveau tintamarre de musique pop. « Vous, là-bas !
— Oui ? Fred tourne la tête.
— Vous attendez toujours Rosemary Radley ?
— Oui.
— Vous perdez votre temps. Les personnalités ne sortent pas par ici, sauf si elles veulent voir leurs fans, par exemple.
— Merci. » Fred va jusqu’à son bureau, s’y appuie des deux coudes, et projette autant d’attrait sexuel qu’il le peut dans son humeur actuelle. « Par où sortent-ils ?
— Par derrière, du côté du parking. Mais à l’heure qu’il est, ils sont sûrement tous partis. » Elle baisse ses paupières d’un vert vaseux aux cils épais et se penche vers lui. « De toute façon, qu’est-ce qu’un beau morceau comme vous peut avoir à faire avec une pouffiasse de cet âge ?
— Je… » Fred réprime son désir de défendre sa bien-aimée ; il n’a pas de temps à perdre. « Excusez-moi. » Il traverse le hall en courant, pousse une porte en verre épais, et fait le tour du pâté de maisons. De l’autre côté du bâtiment, il trouve une autre entrée, dont les portes vitrées refusent de s’ouvrir.
Le cœur battant, il se campe près d’une pile de vieux cartons, attendant de voir Rosemary sortir ; il se rend compte qu’elle va certainement être accompagnée de Daphné et de toute la bande de bouffons. Mais il ne se préoccupera pas de leur présence, il la prendra à part, il lui dira… Peu à peu, tandis que Fred répète ses futures paroles, le temps s’écoule et se dissipe ; peu à peu, il comprend que Rosemary est partie sans l’attendre. Furieux de désir réfréné, Fred jure à voix haute. « Putain de garce », hurle-t-il au parking vide, et il ne s’arrête pas là. Il se dit à lui-même que Rosemary est froide, cruelle ; que toutes ses paroles, tous ses gestes – certains lui reviennent à l’esprit, mais il les refoule énergiquement – étaient faux, théâtraux. Arts vivants, pense-t-il : quelle vie, quel art… Ah, merde. Il enfonce à coups de pied le côté d’un carton taché d’humidité.
Il aurait peut-être dû mettre un peu plus d’art dans sa vie. Il aurait dû mentir à Rosemary, lui dire qu’il avait annulé son engagement pour les cours d’été, jouir de la vie pendant quatre semaines, pour monter enfin dans l’avion le dernier jour : être le sauteur yankee que Mrs. Harris l’accuse d’être.
Mais il n’aurait jamais pu jouer le jeu : il n’est pas comédien, lui. Rien que d’y penser, il en est malade. Ce n’aurait plus été de l’amour, cela aurait été du calcul, de l’exploitation. Rosemary, elle, aurait peut-être pu faire une chose pareille, si elle avait voulu…
Et d’un seul coup, un brouillard de soupçon et de jalousie s’abat sur Fred, comme si les nuages enfumés d’un violet saturé qui surplombent le parking étaient descendus, cachant le visage de la ville. Peut-être que Rosemary a tout simulé d’un bout à l’autre. Elle a peut-être délibérément mis en scène cette dispute avec lui, après sa soirée ; elle vient peut-être de rencontrer quelqu’un qu’elle préfère à lui, ou de renouer une liaison ancienne. Peut-être qu’en ce moment même elle est dans les bras de cet homme, qu’elle lui murmure des choses de sa voix douce, qu’elle lui offre son rire mélodieux et tendre. À nouveau, Fred se dit qu’il est tombé dans un roman de Henry James ; mais il donne maintenant à Rosemary un autre rôle, celui d’une des belles et méchantes Européennes de James, mondaines corrompues. Et si tout était faux, tout ce qu’elle a pu lui dire, tout ce qu’il a cru sur elle ? Si – même – Debby avait raison, si Rosemary avait des années de plus qu’elle ne le dit ? Elle n’a même pas l’air d’avoir trente-sept ans, mais Nico l’avait assuré qu’elle s’était fait tendre la peau plusieurs fois, que toutes les actrices y passaient nécessairement. Fred avait pris ça pour une rosserie de pédé. Mais même si c’est vrai, quelle différence est-ce que ça fait ? Quel que soit son âge, n’est-elle pas Rosemary, qu’il aime ? Qui ne l’aime pas probablement, qui ne l’a peut-être jamais aimé, qui ne veut même plus lui parler ; qui s’est peut-être foutue de lui de bout en bout.
Quel couillon il fait, debout au milieu des ordures comme un groupie éperdu d’amour attendant devant la sortie des artistes une star qui n’est même pas là. Fred fait une grimace au carton crevé, aux détritus que le vent a plaqués contre le mur : lambeaux de papier blanc ou métallisé, boîte de bière vide, cordelette de laine rouge comme celles dont Roo se servait pour attacher ses cheveux.
Et d’un seul coup, pour la première fois depuis des semaines, il voit Roo clairement avec les yeux de l’esprit. Elle est assise, nue, au bord de leur lit défait, dans leur appartement de Corinth, ses bras ronds et bronzés levés pour rassembler la masse pesante de ses cheveux châtain foncé. Puis elle les sépare en trois longues mèches qu’elle commence à tresser, les lèvres entrouvertes inconsciemment en un demi-sourire de concentration ; dessus, dessous, les cheveux nattés forment un câble épais et brillant, pareil à l’amarre d’un navire de haute mer. Quand la corde lustrée est assez longue, elle la tire vers l’avant et continue à tresser jusqu’à ce qu’il reste une quinzaine de centimètres de cheveux libres. Elle passe alors un élastique trois fois autour du bout de la natte, puis, par là-dessus, un cordon de laine écarlate. Enfin, d’un mouvement de tête, elle renvoie par-dessus son épaule brune la tresse terminée avec sa douce queue de filaments cuivrés.
Fred se sent envahi de désir et de regret ; il se dit que, quels que soient ses défauts, Roo est incapable de mentir délibérément, de jouer la comédie. Les mers s’assécheront et les rochers fondront au soleil, pour citer une de ses chansons populaires favorites, avant qu’il entende sa voix annoncer qu’il est absolument merveilleux d’être invitée par Dieu sait quelle putain de radio.
Il se sent envahi ensuite par la culpabilité, se rappelant la lettre de Roo, qui gît toujours abandonnée et sans réponse au sommet d’une pile d’ouvrages universitaires jamais lus, dans l’appartement de Notting Hill Gate. Il va lui écrire immédiatement, pense Fred en tournant le dos aux studios et en prenant la direction du retour. Dès cet après-midi.
Mais le courrier est lent ; une lettre mettra dix jours à atteindre Roo. Peut-être devrait-il téléphoner ; au diable le prix. Mais après un tel silence – plus de quatre semaines depuis qu’elle a écrit, se rappelle-t-il en poussant un gémissement – Roo pourrait bien être de nouveau furieuse contre lui ; elle en a le droit. Elle risque de lui raccrocher au nez, de se déchaîner contre lui. Ou il y aura peut-être quelqu’un près d’elle quand il appellera, un autre type. De cela aussi elle a le droit, hélas. Non. Il enverra un télégramme.